Les chrétiens cachés du Japon
Quand l’Occident fit ouvrir à coups de Canon, dans le dernier tiers du XIXe siècle, les portes du Soleil levant et s’écrouler le pouvoir féodal xénophobe des shoguns, on découvrit près de Nagasaki, au Japon, d’étranges communautés chrétiennes. En 1545 Nagasaki était le siège d’un évêché romain extrêmement vivace, comptant des dizaines de milliers de fidèles. Son évêque : saint François-Xavier. Puis vinrent l’expulsion des prêtres et de tous les étrangers, la torture et la mort pour les missionnaires qui tentaient de débarquer, la destruction systématique de tous les lieux et objets de culte jusqu’aux plus humbles images pieuses, le reniement des faibles, la persécution des obstinés, enfin le silence et la nuit. Privés de prêtres, quelques centaines de Japonais chrétiens s’enfoncèrent dans les ténèbres de la clandestinité, enfouissant dans leur mémoire rites et prières. Ils se les transmettaient oralement et ne les célébraient qu’à de rares occasions épouvantablement meurtrières pour leurs communautés, trahies et dénoncées. Les prières perdirent leur sens, le latin s’altéra jusqu’à devenir méconnaissable, les rites se dégradèrent en pathétiques caricatures. Il n’en resta que des mots et des gestes : l’essentiel, c’est-à-dire, selon ce que je crois, la foi et la volonté du sacré.
L’essentiel, tout défiguré qu’il fût, chemina souterrainement pendant près de trois siècles, si profondément que les autorités japonaises le croyaient enseveli à jamais. Quand revint la lumière au bout du long tunnel et que marchèrent, à la rencontre les uns des autres, les survivants de ces catacombes et les prêtres catholiques récemment arrivés, ils eurent peine à se reconnaître, sinon par le signe de la croix. A tel point que beaucoup, parmi ces chrétiens survivants, regagnèrent leurs refuges, croyant à un nouveau piège du démon encore plus subtil que toutes les traîtrises dont leurs ancêtres avaient été victimes. Pendant près d’un siècle encore, rien ne put les en déloger. Ils n’étaient plus menacés, plutôt trop sollicités par des missions vaticanes de toute sorte, mais s’obstinèrent dans une espérance magnifiée qu’ils n’avaient pas reconnue.
Au large de Nagasaki, dans le détroit de Corée, quelques petites îles difficiles d’accès forment l’arrière-garde de l’archipel japonais, rochers dans la tempête. J’y fus en 1956. Ils y attendaient toujours le retour des prêtres de la vraie religion, promis jadis par saint François-Xavier. Un soir, on me conduisit assez mystérieusement dans l’arrière-cour d’une maison et là, à l’abri des shoji soigneusement fermés sur ce petit monde clos, j’assistai à la plus étrange des messes. Car c’était bien une messe. Debout devant une table haute — Dieu sait où ils l’avaient trouvée, dans ce pays où l’on vit à ras de terre ! sans doute l’avaient-ils eux-mêmes fabriquée—, recouverte d’un linge blanc immaculé, un homme d’une cinquantaine d’années, normalement vêtu, dînait de galettes de riz et de saké. Il y appliquait tant de sérieux, fermant les yeux à chaque bouchée, tandis qu’autour de lui une vingtaine de fidèles buvaient littéralement ses gestes du regard, à genoux, non pas à genoux sur les talons, à la japonaise, mais à genoux debout, comme dans une église, que l’intention transparaissait. Entre l’arrière-cour et la ruelle, trois guetteurs étaient postés, en relais. Pour guetter qui et quoi ? En 1956 ! Je compris que le symbole des guetteurs, après trois siècles de persécution, faisait aussi partie de la liturgie. De même que l’absence scrupuleuse d’ornements, de vêtements sacerdotaux ou d’objets particuliers de culte. Fuir très vite sans laisser de traces, tel avait été longtemps leur souci. La manière furtive dont ils quittèrent la cour à la fin du repas, après avoir démonté la table, sans mot dire et séparément, relevait également de leur liturgie. Mais il n’y avait pas à se tromper : ils célébraient une messe catholique, proférant des paroles incompréhensibles qui n’étaient pas du japonais ni aucune autre langue connue, mais bel et bien des sonorités que je reconnus pour latines et qu’ils récitaient avec ensemble, tout bas, comme s’ils craignaient d’être entendus. Moi aussi, j’avais prié à voix basse, mêlant mon vrai latin, sans fausse note, à leur pathétique baragouin.
Hélas ! quinze ans plus tard, l’Église catholique conciliant emportait la place forte. Ils ont cédé. A force de persuasion, on leur a imposé de vrais prêtres du tout dernier modèle garanti, on a effacé trois siècles d’une foi de porc-épic qui valait mieux que toutes ces foutues prises de conscience par lesquelles Rome s’écroule. Ah ! la jolie liturgie qu’ils ont reçue en prime ! Et le bel escamotage de la foi ! Dans les temps que nous traversons, ce n’était peut-être pas le moment de supprimer les guetteurs, ils auraient pu fort utilement reprendre du service. (…) Dans le vaste dégueulis humanitaire vaguement monothéiste qui va nous submerger, ne survivront même pas les vieux-chrétiens de Nagasaki. Dommage ! Eux, au moins, ne doutaient pas…
Jean Raspail, La hache steppes 1974.
« Proclamer le règne de Dieu à toutes les nations » - Saint François-Xavier
Depuis que je suis venu ici, je n’ai pas arrêté : je parcourais activement les villages, je baptisais tous les bébés qui ne l’avaient pas encore été… Quant aux enfants, ils ne me laissaient ni réciter l’office divin, ni manger ni me reposer tant que je ne leur avais pas enseigné une prière. Alors j’ai commencé à saisir que le Royaume des cieux appartient à ceux qui leur ressemblent (Mc 10,14).
Aussi, comme je ne pouvais sans impiété repousser une demande aussi pieuse, en commençant par la confession de foi au Père, au Fils et à l’Esprit Saint, je leur enseignais le Credo des Apôtres, le Pater Noster et l’Ave Maria. J’ai remarqué qu’ils étaient très doués ; s’il y avait quelqu’un pour les former à la foi chrétienne, je suis sûr qu’ils deviendraient de très bons chrétiens.
Dans ce pays, quantité de gens ne sont pas chrétiens uniquement parce qu’il n’y a personne aujourd’hui pour en faire des chrétiens. J’ai très souvent eu l’idée de parcourir toutes les universités d’Europe, et d’abord celle de Paris, pour hurler partout d’une manière folle et pousser ceux qui ont plus de doctrine que de charité, en leur disant : « Hélas, quel nombre énorme d’âmes, exclu du ciel par votre faute, s’engouffre dans l’enfer ! »
De même qu’ils se consacrent aux belles-lettres, s’ils pouvaient seulement se consacrer aussi à cet apostolat, afin de pouvoir rendre compte à Dieu de leur doctrine et des talents qui leur ont été confiés !
Beaucoup d’entre eux, bouleversés par cette pensée, aidés par la méditation des choses divines, s’entraîneraient à écouter ce que le Seigneur dit en eux et, en rejetant leurs ambitions et leurs affaires humaines, ils se soumettraient tout entiers, définitivement, à la volonté et au décret de Dieu.
Oui, ils crieraient du fond du cœur : « Seigneur, me voici ; que veux-tu que je fasse ? (Ac 9,10 ; 22,10) Envoie-moi n’importe où tu voudras, même jusque dans les Indes ».
Saint François Xavier (1506-1552), missionnaire jésuite – Lettres 4 et 5 à Saint Ignace de Loyola