Pourquoi avec l’église de la Dormition a péri une partie de nous-mêmes ?

L’église de Kondopoga vient d’être incendiée (août 2018) par un petit sataniste de 15 ans, un de ces petits monstres hors sol élevés n’importe comment, sans traditions, sans foi, sans passé. L’article qui suit fait, au sujet de cette perte irréparable, les bonnes réflexions :

https://360tv.ru/news/tekst/pepel-kondopogi-pochemu-vmeste-s-uspenskoj-tserkovju-pogibla-chast-vseh-nas/

Il y a deux semaines, nous roulions gaiement sur la route de « Kola », de retour des Solovki. Soudain apparut un panneau indicateur « Kondopoga ». Ma femme proposa de faire le détour pour voir la célèbre église de bois de la Dormition. Mais il était tard, il faisait sombre, je n’avais pas envie de perdre le rythme de mon vol sur la route fraîchement réparée et idéalement lisse. C’est pourquoi, plaisantant en mémoire des événements de 2006 sur le thème « Kondopoga-ville héros », je dis : « Elle nous attendra, la prochaine fois nous viendrons spécialement ».

Elle ne nous aura pas attendus. Maintenant, le chef d’œuvre de la charpenterie russe ne peut plus être vu que sur le blason de sa ville orpheline. Pour comprendre l’ampleur de la catastrophe humaine, que représente la disparition dans le feu de l’église de la Dormition de Kondopoga, représentez-vous que s’est effondrée une des pyramides d’Egypte, réduite en poussière, ou la colonne Trajan, à Rome.

L’église de Kondopoga était un des plus beaux monuments de l’architecture en bois du Nord russe. La signification particulière de ce phénomène culturel est pleinement compréhensible, c’est justement dans le Nord, dans les conditions naturelles extrêmes, aux limites de la Russie, que la culture russe a exprimé son essence avec le plus d’intensité, en s’éloignant de tout ce qui est secondaire, inutile, en dénudant, dans les formes architecturales de ses églises de rondins, l’essence même… essence qui s’avéra incroyablement riche.

Dans une situation frontalière, la culture mobilise toutes ses ressources intérieures… beaucoup de traits qui ne sont pas essentiels sont rejetés, et la tendance à la conservation de l’identité culturelle connaît une brusque croissance… Voici pourquoi les traits génériques de la tradition russe septentrionale ont été conservés dans leur originalité première. Si sur d’autres terres de l’état russe s’est produit un effacement, une mise à mort des traditions archaïques, le modèle culturel russe, transposé dans le Nord, engendra toujours plus de textes culturels qui étaient semblables à ceux des modèles de la Russie ancienne… le Nord russe, c’est une énorme, unique en son genre réserve historique du travail populaire du bois qui est considéré, à juste titre, comme le sommet de l’architecture russe populaire », observe Anna Permilovskaïa, dans son livre «les significations culturelles de l’architecture populaire du Nord russe ».

L’église de la Dormition de Kondopoga était le plus haut bâtiment conservé de l’architecture russe en bois, 42 mètres, cinq mètres de plus que l’église de la Transfiguration à Khiji. Mais il n’est pas seulement question de hauteur, bien sûr, elle exprimait l’essence même de l’architecture russe et de l’idée civilisationnelle qui lui était liée. Le style en forme de tente, le plus original et le plus typique des styles architecturaux russes. Grâce à lui, se dresse au milieu des espaces russes sans limites, une Eglise-Signe adressé à l’extérieur, le symbole visible de la présence divine dans notre monde, révélée à travers le peuple russe, son église et sa culture.

Si l’église byzantine « cruciforme à coupoles » invitait à entrer, promettant le paradis à l’intérieur, les églises russes hardies, en forme de tente, disposaient symboliquement l’espace autour d’elles, comme pour insister sur le fait que non seulement l’âme de l’homme, mais la nature environnante peut être transformée en paradis. Les Russes ont transformé le Nord sévère en lieu saint, en jardin biblique paradisiaque. Et c’est justement pourquoi (et pas seulement à cause de considérations économiques), on utilisait le bois comme matériau, transformant le bâtiment en partie de la nature.

L’église de Kondopoga se dressait devant Dieu comme un cierge à sa place naturelle, sans être enfermée dans la réserve artificielle d’un musée, et de la sorte témoignait : ici se trouve Dieu, ici le Paradis, ici la Russie… Quel que soit celui qui l’a incendiée, par négligence ou malveillance, il a commis un crime épouvantable, comparable à celui du tristement célèbre Hérostrate, et doit subir le châtiment le plus lourd possible (malheureusement, notre code pénal est fait de telle manière que dans cette situation, la peine la plus sévère prévue par la loi paraîtra légère).

Mais la question n’est bien sûr pas seulement et pas tant qui « a craqué l’allumette » que pourquoi un objet culturel de cette importance (liste fédérale, sous la protection de l’Etat de 1960, reg. numéro: 101410187740006) n’était pas pourvu d’une sécurité anti incendie qui aurait exclu une telle catastrophe ?

Le gouvernement n’a pas d’argent ? Mais que me dites-vous là ! Et on se souvient là que dans l’une des plus paradoxales autonomies nationales de Russie, à l’endroit de l’ancien gouvernement d’Olonets (7% de « nationaux », 84% de Russes, grands-russiens, biélorusses, petits-russiens), d’énormes moyens sont donnés non seulement pour soutenir mais pour créer à partir de rien une culture « nationale » même là où elle n’existe pas, et à l’actualisation d’un passé commun avec la Finlande. Et nous comprenons que oui, en de telles circonstances, on n’a pas le loisir de s’occuper des monuments de l’architecture russe ancienne, il y a des centaines de questions plus importantes. D’autant plus quand il s’agit de la rétive Kondopoga.

Il va de soi que le ce n’est pas seulement la direction actuelle qui est coupable. Tout le XX° siècle est devenu l’époque du monstrueux génocide culturel de l’architecture de bois russe en Carélie. Aux Solovki, dans le musée de la Mer, a lieu actuellement une exposition des photos du professeur suédois LarsPetersen, qui pendant la deuxième guerre mondiale, tandis que la Carélie était occupée par les Finnois, avait scrupuleusement photographié et dessiné des dizaines d’églises en bois du nord. Presque sous chaque cliché, l’inscription : « ne s’est pas conservée » ou «à l’état de ruines ». Les pertes furent particulièrement grandes au moment du pogrom antireligieux de Khroutchev. Dans la plupart des cas, c’est seulement grâce à la curiosité des occupants que nous savons comment étaient ces églises.

Avec la destruction des églises du Nord russe, c’est cette région même qui s’est désacralisée, dérussifiée, ensauvagée, qui s’est transformée exclusivement en une zone de camps, de scieries et de descente des rivières par les touristes. Et voilà que la catastrophe humanitaire est venue des campagnes jusqu’aux villes.

Et ne nous dites pas que « le bois se détruit ou brûle de toute façon ». Les technologies contemporaines de conservation des monuments de bois offrent 100% de garantie, et les techniques de restauration permettent de changer le bois endommagé poutre par poutre, sans nuire à l’homogénéité de l’ensemble. L’église de Kondopoga aurait pu vivre mille ans, au lieu de cela, on l’a simplement brûlée, et quand on la reconstruira (par bonheur, il y a des schémas détaillés), on ne pourra faire abstraction de l’impression de neuf.

Et ici nous touchons à un autre problème plus général, notre négligence monstrueuse pour les monuments de notre patrimoine. La Russie est un pays immense. Déjà à cause de cela, toute culture matérielle, même accumulée pendant des millénaires, est condamnée à se répandre comme une cuillerée de bouillie sur une assiette. De plus, la plupart de nos régions sont assez pauvres, c’est pourquoi leur poids culturel n’est pas aussi impressionnant que dans les pays européens. De plus, l’accumulation est souvent chez nous interrompue par les invasions étrangères qui se produisent, les révolutions communistes, les réformes libérales et autres cataclysmes.

Dans ces conditions, nous devons littéralement trembler pour chaque monument qui s’est conservé plus de 60 ans. Veiller sur lui, nous efforcer de ne pas le défigurer par des reconstructions et, d’autant plus, ne pas le détruire. Au lieu de cela, nous nous conduisons sur notre propre territoire comme des vandales, nous faisons sauter, nous détruisons, nous défigurons le paysage. Le principe de la « présomption d’innocence du bâtiment historique » est violé de tous les côtés.

Et ensuite, nous allons raconter combien c’est beau et chaleureux de marcher par les ruelles médiévales dans les vieilles villes d’Europe et de nous asseoir sur un banc qui était là il y a 500 ans. Avec de telles conceptions, nous serons condamnés à toujours envier l’Europe, tant que ne la détruirons pas les barbares (et par malheur, cela se produira assez bientôt). Mais il est stupide d’être nos propres barbares.

C’est pourquoi il nous faut une politique gouvernementale générale et régionale de conservation de la vieille construction. Séparément, comme l’a montré le cas de Kondopoga, il nous faut un programme de totale surveillance de l’art du bois russe dans tout le pays. Une surveillance scrupuleuse, des mesures de sécurité asti incendie efficaces.

Dans tous les cas, on ne peut se laisser tenter par la variante « économique » de la création d’un ghetto pour les églises et les maisons de bois dans des réserves artificielles. Non, elles doivent être conservées à leur place, comme une partie du paysage naturel. Oui, c’est plus cher. Mais c’est ce facteur non matériel de la qualité de la vie qui nous le rend au centuple, y compris de façon économique. Il ne doit pas y avoir d’abandon de pareils objets, cette même église de Kondopoga a péri parce que son dernier prêtre a été fusillé en 1937, ce n’était pas une église en activité, ce qui lui aurait permis d’être surveillée par les dizaines d’yeux des paroissiens.

En la déjà lointaine année 1966, le sculpteur Konenkov, le peintre Korine et l’écrivain Léonov répandirent la célèbre requête : «Prenez soin de nos objets sacrés », dans laquelle ils appelaient à cesser la destruction insensée des monumennts de l’architecture russe ancienne et religieuse. Cette requête réussit à arrêter le génocide de notre patrimoine, à commencer un programme de conservation des monuments historiques et culturels (c’est juste à ce moment-là que fut fondée la réserve de « Kiji »). Il serait bien maintenant que des gens respectés, qui font autorité, prennent la parole pour arrêter notre autodestruction. D’autant plus que le prétexte, qui a secoué tout le pays, nous l’avons sous les yeux. Seulement qui, de nos jours « fait autorité » ?

D’une manière ou d’une autre, le 10 août 2018 entrera dans la liste de nos dates de deuil national, confirmant la sombre « superstition d’août ». Et c’est une piètre consolation que cette fois, nul n’ai péri, avec église de Kondopoga a péri une partie de nous tous. Ses cendres vont encore longtemps hanter notre cœur.

Yegor Kholmogorov
trad. Laurence Guillon

Les photos que le père Valeri Blizniouk a publiées sur Facebook donnent une idée de la catastrophe spirituelle, culturelle et mémorielle que cet événement représente. Ce n’est pas pour moi un hasard si c’est précisément cette quintessence de l’esprit russe qui a été anéantie par cette petite créature des ténèbres.